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Édition N°177

Rédigé par: Olivia Tapiero

C’est un monde qu’on entrevoit, et auquel on arrive par le dehors. Les œuvres d’Eruoma Awashish nous appellent tout en exigeant une distance – c’est une leçon douce, une manière de réapprendre à vivre dans l’équilibre du cercle, équilibre qui, en atikamekw nehiromowin, tient en un seul mot: waska matsiwin. Les langues forment nos langages, nos manières d’appréhender les choses, de filtrer et d’organiser les mouvements du monde. On dit de la langue atikamekw qu’elle est polysynthétique – ses mots sont variables, vivants, jamais fixes, les choses s’y agglomèrent, comme dans les univers à la fois contenus et arborescents que l’on retrouve dans le travail d’Eruoma Awashish. Chaque mot, chaque œuvre est un souffle qui relie ce qui doit l’être. Chaque souffle est une étreinte, et chaque étreinte s’ouvre à la grâce comme à la blessure.

Waska matsiwin, ou le cercle décolonial

Ici le sacré ne nous domine pas, il ne nous prend pas de haut: il nous situe plutôt dans ce qui est là, dans ce qui tremble et persiste. «Le sacré, m’explique Eruoma, est une chose quotidienne – je le ressens quand je tresse les cheveux de ma fille.» Elle constate que la religion catholique est encore très présente dans sa communauté atikamekw d’Opitciwan, et propose dans ses œuvres de renverser ce rapport de pouvoir ancré dans la violence coloniale. Elle dit s’être intéressée très tôt à l’art byzantin, à l’iconographie chrétienne, pour ensuite autochtoniser ces symboles. Si le christianisme se structure autour de l’être humain pour mieux justifier l’exploitation et la domination des territoires, des animaux, des plantes et de tous les êtres, Eruoma Awashish recadre son iconographie pour proposer un décentrement esthétique, éthique et philosophique. Ainsi, les auréoles en feuille d’or ne sont pas réservées à des figures inatteignables et strictement humaines – elles émanent de la tête d’un ours, d’une plante, de sa kokom. L’auréole devient minérale, n’a pas besoin du profane pour se distinguer: le cercle se suffit.

Kokom (2016)

Masko onimskiw (2021)

La feuille d’or est justement un élément que l’artiste souhaite investir dans sa résidence à Mœbius : «J’ai récemment fait beaucoup d’illustration numérique, m’explique-t-elle, et là, j’ai envie de revenir à la matière.» La feuille d’or utilisée pour cette première couverture n’est pas n’importe laquelle : elle a appartenu à nul autre que Jean Paul Riopelle. C’est la chercheuse Louise Vigneault qui lui a donné en cadeau – en échange, Eruoma lui a offert des oies peintes de sa main.

Le message du kakakewok

Ce type d’échange et de réciprocité traverse et transforme le parcours de l’artiste. Par exemple, son installation Kakakewok (2018) mettait en scène, au départ, une ronde de corbeaux empaillés, dont les ombres portées suggèrent un mouvement – dans la vision atikamekw, le corbeau est une figure importante, non pas morbide, mais lumineuse, messagère. L’un d’entre eux, le trickster, tient un couteau dans son bec, les autres ont le bec ligoté. Au centre de cette ronde figée, Awashish a déposé un bol d’eau, en guise d’offrande.

Kakakewok mokocewok (2018)

Quand ses aîné·es ont vu cette installation, iels ont dit : «mokocewok» – selon elleux, les corbeaux mis en scène par Awashish participent à un makocam, repas partagé lors de grandes occasions. Ces cérémonies, comme les potlatchs, ont longtemps été interdites – une stratégie propre au génocide culturel – et Eruoma m’explique que participer au makocam, c’est communiquer la culture, assurer la transmission des savoirs. Elle a ainsi renommé son œuvre Kakakewok mokocewok (les corbeaux partageant un makocam), et a ajouté, autour du bol d’eau, du tabac et de la bannique. La vision des aîné·es a été intégrée à l’œuvre.

L’artiste, comme le corbeau, est à la fois trickster, reine des renversements et messagère de la libération. «Le corbeau se souvient, reprend Eruoma, il nettoie la terre, il ramasse les morts.» Elle aussi reste attentive aux êtres qui sont passés de l’autre côté. Sur le bord de la route, elle ramasse les roadkills, ces animaux morts, heurtés par des véhicules. Elle les fait empailler, puis les met soigneusement en scène dans ses installations. C’est ainsi qu’elle trouve un porc-épic dont elle utilisera les épines pour tracer le contour d’un cœur anatomique – elle apprend seulement plus tard que le porc-épic est utilisé depuis des millénaires pour la médecine du cœur: l’intuition et la réceptivité de l’artiste, sa connexion avec la matière vivante qu’elle travaille, lui auront parmi d’accéder à un savoir ancestral.

C’est aussi sur le bord de la route qu’elle trouve le renard heurté qu’on aperçoit, figé entre douceur et méfiance, dans l’installation Apprivoiser son âme (2019). Dans le ventre du renard, lieu de l’impact et de la blessure mortelle, Awashish a encastré un tiroir débordant de chapelets qui évoquent des viscères. «J’ai voulu montrer qu’on reste méfiants, qu’on on est blessés, et qu’il faut du temps pour réapprivoiser les personnes blessées.» Elle a étendu du sapinage sur lequel elle a déposé quelques offrandes: du tabac, des petits fruits et de la bannique, pour inviter le renard à venir. «Quand on est blessés, c’est dur d’aller vers l’autre. On souffre, on est craintifs, on est traumatisés.» Si on veut décoloniser le sacré, il faut alors procéder avec patience et délicatesse, en respectant les rythmes de toutes les personnes impliquées, pour accueillir la personne blessée au moment où elle sera prête à venir. C’est ainsi qu’Awashish aborde le rapport à la religion, à la spiritualité, aux blessures intergénérationnelles. Ne pas arriver brusquement.

Le regard du cœur, ou le temps de la guérison

Quand je lui demande comment trouver cette patience dans des conditions si hostiles aux Autochtones, et particulièrement aux femmes et aux personnes bispirituelles des Premiers Peuples, un silence s’installe, puis Eruoma me répond avec douceur, me dit qu’elle ressent une grande colère qu’elle canalise dans le temps plus long de la création, de l’art qui lui procure une sérénité. La colère est sublimée pour devenir le moteur d’une puissance créatrice, et non destructrice. La démarche d’Awashish ne saurait se réduire à la colère ou au traumatisme – la créativité millénaire des Premiers Peuples constitue un outil de communication et de survie, qui précède de loin ce qu’on nomme le «contact». À la contestation frontale, Eruoma préfère la présence, une présence si profonde qu’elle touche à la fois au passé et à l’avenir.

Réinterprétation du sens (2014)

Sa manière d’investir l’espace muséal interroge justement nos habitudes de réception. Le musée, selon elle, représente un espace sacré, qui ouvre à la réflexion, à la contemplation, à un regard qui s’approche de la prière. En même temps, elle est bien consciente qu’il y a une approche coloniale dans la manière d’aborder les œuvres, particulièrement quand il s’agit d’œuvres créées par des artistes autochtones – le regard est biaisé, teinté d’une habitude anthropologique, ethnographique, qui coupe d’emblée la possibilité d’une relation entre l’œuvre et la personne qui l’observe. Cette tendance est d’autant plus marquée quand les œuvres sont faites de matières vivantes, auquel cas l’intellectualisation risque de rejouer la logique coloniale de la nomination et de l’exploitation. Ainsi, Eruoma Awashish nous invite à observer ses œuvres avec ce qu’elle nomme «le regard du cœur», afin d’être en mesure d’accéder à un savoir avant tout immatériel, transmis malgré toutes les tentatives d’assimilation. Même quand on ne détient pas toutes les clés d’interprétation, l’opacité invite une ouverture, une vulnérabilité réciproque entre l’œuvre et la personne qui l’observe.

Ce rapport au regard brouille les frontières de nos habitudes binaires. Les jeux de symétrie et de binarité traversent justement l’œuvre d’Awashish – ils représentent à la fois l’équilibre du cercle et la dualité propre au cheminement spirituel de l’artiste, entre colère et sérénité, entre sa culture atikamekw et sa culture québécoise, entre la vie contemporaine et les traditions ancestrales. Cette symétrie montre l’impossibilité d’une séparation – toutes les parties dialoguent dans un flux, un mouvement qui, tel un test de Rorschach trempé d’images sacrées, nous demande: Kekwan Ka wapataman? Que vois-tu?

Kekwan Ka wapataman ? / Que vois tu ? (2021)

* Toutes les images des œuvres sont une gracieuseté de l’artiste.

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